L’association Nor Zartonk, fondée par des jeunes Arméniens de Turquie, a été en première ligne dans la lutte pour sauver de la démolition l’orphelinat Camp Armen, qui a été restitué la semaine dernière à la communauté arménienne. Entretien avec Sayat Tekir, membre de Nor Zartonk, sur ce que la mobilisation en faveur du Camp Armen a démontré sur l’attitude de l’État turc et la société arménienne.
Après 175 jours d’occupation, la mobilisation en faveur de la sauvegarde et la restitution du Camp Armen a finalement triomphé. L’orphelinat, saisi par l’État dans les années 1980 et menacé de destruction, a été restitué la semaine dernière à la Fondation de l’Église protestante arménienne de Gedikpacha.
Comment réagissez-vous à cette nouvelle, à quelques jours des élections, alors que le dossier s’éternisait depuis des mois ?
Le Camp Armen a été restitué à la communauté arménienne après 175 jours de mobilisation, à cinq jours des élections législatives. C’est donc la fin d’un long combat mené avec un enthousiasme qui n’a jamais failli. Le Camp Armen est désormais un lieu de mémoire. Cette lutte nous a renvoyés à toutes les injustices subies dans le passé. Je tiens à remercier les habitants de Tuzla [quartier situé à l’extrême-est d’Istanbul, sur la rive asiatique, NDT], les riverains ainsi que les camarades venus des quatre coins de Turquie et du monde nous apporter leur soutien. Ils sont là depuis début et nous ont soutenu 175 jours durant. C’est grâce à eux que nous sommes parvenus à nous faire entendre. Nous avons toujours dit que nous ne quitterions pas le camp avant d’avoir récupéré le titre de propriété. Aujourd’hui [27 octobre 2015, NDT], c’est chose faite. Nous avons bon espoir que les autres biens dont les Arméniens ont été dépossédés soient également restitués à leurs propriétaires légitimes.
Quelles ont été les différentes étapes de la mobilisation pour la sauvegarde du camp Armen ?
L’orphelinat arménien de Tuzla a été construit dans les années 60. Mais les lieux ont été saisis par l’État dans les années 80 [en 1974, la Cour Suprême a émis un arrêt considérant que les biens acquis par les fondations religieuses minoritaires après 1936 étaient nuls et non avenus. Différentes procédures d'expropriation s’en sont suivis, dont certaines se sont étalées sur plusieurs années. L’arrêt en question a été abrogé en 2007, mais entre-temps le terrain a changé plusieurs fois de mains, NDT]. Le titre de propriété a été invalidé et le terrain restitué à son ancien propriétaire. Comme il s’agit d’un orphelinat, le permis de démolir n’avait pu être obtenu, jusqu’à cette année où la décision de détruire le camp a finalement été prise.
Tous les ans, les anciens pensionnaires de l’orphelinat organisaient un pique-nique sur place, le dernier dimanche d’avril. La nouvelle de la destruction programmée du camp nous est parvenue quelque temps avant, alors nous sommes allés là-bas pour discuter avec les anciens pensionnaires et avons décidé de nous engager au nom de Nor Zartonk pour empêcher cela. Notre initiative a rencontré un important écho médiatique, et c’est à ce moment que les travaux de démolition ont commencé. Des bulldozers ont été envoyés sur place. Alors les militants du Congrès démocratique des peuples [HDK, plateforme commune créée lors des élections de 2011 autour du parti kurde du BDP et d’un certain nombre de partis d’extrême-gauche, écologistes et/ou défenseurs des droits des minorités, devenue depuis le HDP, NDT], puis les membres de notre association ainsi que de nombreuses personnes qui se sentaient concernées par cette cause sont intervenus. Nous avons empêché la démolition et occupé le site en appliquant les leçons tirées des occupations et grèves précédentes, notamment lors de Gezi. Nous nous sommes constitués en comité et avons commencé à mettre en place un front commun. La mobilisation s’est poursuivie jusqu’à la décision de restitution de la semaine dernière. Entre-temps nous avons organisé trois conférences de presse et deux défilés et consulté l’ensemble des acteurs du dossier, c’est-à-dire le gouvernement, la municipalité d’Istanbul, la municipalité de Tuzla ainsi que les différentes instances juridiques concernées.
Il avait déjà été question d’une restitution avant les élections législatives du 7 juin, mais cela n’avait pas abouti à l’époque, n’est-ce pas ?
Oui, malheureusement l’AKP et le député [arménien] Markar Esayan se sont saisis de cette cause pour gagner des voix. Et ils ont échoué. Leur seul résultat concret, c’est d’avoir donné à l’opinion publique l’impression que le camp était sur le point d’être sauvé. Cela a plus desservi notre cause qu’autre chose. Mais le combat s’est poursuivi jusqu’à ce que nous ayons récupéré la propriété des lieux.
La société détentrice du titre de propriété [Ulusoy] a-t-elle pesé d’une quelconque manière ?
Le dossier ne la concernait pas directement. La société ou son gérant ne souhaitaient pas céder le Camp Armen sans être indemnisé financièrement ou par un bien d’une valeur équivalente. C’était une des clauses de l’accord. Il fallait trouver un arrangement légal par rapport à ça.
Quels ont été vos soutiens durant l’occupation ? Et quels sont ceux qui vont ont fait défaut ?
Disons que les autres fondations religieuses arméniennes auraient pu être plus présentes. Quant au Patriarcat [arménien de Constantinople], il a brillé par son absence. En revanche nous avons bénéficié d’un très large soutien de la part de la communauté arménienne ainsi que des riverains de Tuzla. Tous les jours ils venaient partager avec nous leurs beureks et nous ont raccordés à leur électricité durant les premiers jours. C’est un formidable exemple de solidarité. Notre dette à leur égard est immense. Nous n’aurions jamais pu tenir s’ils n’avaient pas été là.
Qui vous a soutenu au sein de la société civile et du monde politique ?
En ce qui concerne les partis politiques, le Parti Républicain du peuple (CHP) et le Parti démocratique des peuples (HDP) nous ont été d’une grande aide. Je dois dire que les élus ont pris l’affaire très au sérieux et nous ont épaulés à la fois par leurs discours et par leurs actions. Nous avons également eu le soutien des gens de différents pays ou de différentes religions qui sont venus nous prêter main-forte et nous ont fait parvenir de la nourriture, etc. C’est extrêmement important. Sans leur concours, nous n’aurions jamais pu tenir cinq mois comme nous l’avons fait.
Les occupants du Camp Armen ont été agressés à deux reprises par des groupuscules, n’est-ce pas ?
Oui, une première fois au centième jour de la mobilisation, la seconde fois au cent vingt-et-unièmes. Je pense qu’il s’agissait plutôt de groupuscules fascisants d’extrême-droite. Après les élections, l’atmosphère a radicalement changé, le nationalisme et le racisme sont montés d’un cran [en raison de la reprise des combats entre le PKK et l’armée turque, NDT], si bien que le Camp Armen a été pris pour cible. Mais nous avons su faire preuve du courage et de la présence d’esprit nécessaires pour nous défendre et nous nous en sommes tirés sans grands dommages.
Pensez-vous que l’État porte une responsabilité là-dedans ?
Absolument. L’État avait le devoir de nous protéger.
L’État qui saisit le Camp Armen et revend le terrain... Les menaces de destruction puis, face aux réactions et protestations, on évoque la restitution mais celle-ci s’éternise des mois durant... Qu’est-ce-que cela nous dit sur la Turquie d’aujourd’hui, d’après vous ?
On parle du centième anniversaire du génocide et des lieux de mémoire, de lieux symboliques. Depuis le début, nous répétons que ce n’est pas la peine d’ériger un monument en mémoire du génocide arménien. Ce monument existe, c’est le Camp Armen. Comme vous savez, une partie du bâtiment est en ruine, celle que les bulldozers ont eu le temps de démolir avant notre arrivée. Une partie détruite, une partie intacte, c’est-à-dire où la vie continue et qui peut accueillir diverses activités. C’est comme un mémorial qui raconte l’histoire des victimes et des bourreaux, des Justes et des rescapés...
Concernant les difficultés pour recouvrir la propriété des lieux, elles reflètent les mentalités qui ont toujours prévalu au sein de l’État. Le Camp Armen revêtait une importance particulière et a bénéficié d’un large écho médiatique parce que Hrant Dink a vécu là-bas. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. L’orphelinat était désaffecté depuis trente ans, alors que l’école mékhitariste de Bomonti [à Istanbul, près de Kurtuluş NDT] qui accueille une trentaine d’étudiants se trouve en ce moment même menacée de fermeture, par exemple. Le nombre d’étudiants diminue de jour en jour car les parents sont conscients du risque de fermeture. Nous nous sommes battus de manière exemplaire pour trouver une porte de sortie dans le dossier du Camp Armen afin de montrer la marche à suivre concernant l’école de Bomonti et bien d’autres endroits. Ne considérez pas les biens spoliés comme des biens privés. Les bénéfices sont utilisés à des fins collectives pour financer les études des enfants pauvres ou leur permettre de se faire soigner.
Pouvez-vous nous raconter dans quelles circonstances Nor Zartonk a été créé ?
Nor Zartonk est un mouvement populaire fondé par des jeunes Arméniens de Turquie. Il s’agissait de primes abords d’une simple liste de diffusion par mail, ouverte en 2004, qui permettait aux jeunes Arméniens de réfléchir et de débattre des problèmes concernant la Turquie, les Arméniens ou la planète. En 2005, lors du quatre-vingt-dixième anniversaire du Génocide arménien, nous avons décidé d’en faire un mouvement et commencer à travailler en ce sens.
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