Génocide et liberté d’expression : malaise à Strasbourg


Génocide et liberté d’expression : malaise à Strasbourg

  • 10-12-2015 15:32:50   |   |  

A l’occasion du centenaire du génocide arménien, Serge Klarsfeld, le célèbre « chasseur de nazis », déclarait : « Si le génocide arménien avait été jugé, celui des Juifs n’aurait probablement pas eu lieu ». Les arrêts rendus en octobre dernier par la Cour européenne des Droits de l’Homme traduisent le caractère actuel de ce propos, en ce que le négationnisme visant le génocide des Juifs ne souffre heureusement d’aucune tolérance, à l’inverse de celui visant le génocide des Arméniens pour lequel la Cour de Strasbourg s’est réservée une appréciation contextuelle, sur le fondement des dispositions de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme.

Par deux arrêts rendus les 15 et 20 octobre 2015, la Cour européenne des Droits de l’Homme a livré deux interprétations différentes des dispositions de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, considérant tantôt que le principe de liberté d’expression ouvre droit à la possibilité de tenir des propos négationnistes, tantôt qu’il trouve ses limites lorsque des propos mettent en péril les droits et libertés garantis par la Convention.

Dans la première affaire (Perinçek c/ Suisse, CEDH, Grande Chambre, n° 27510/08), la Cour européenne des Droits de l’Homme a considéré que la condamnation pénale prononcée par les autorités suisses à l’encontre d’un politicien turc, ayant affirmé en public que l’idée d’un génocide arménien était un « mensonge international », contrevenaient aux dispositions de l’article 10 de la Convention.

Dans la seconde affaire (Dieudonné M’Bala M’Bala c/ France, CEDH, 5ème Section, n°25239/13), la Cour a considéré que le requérant a tenté « de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte et à l’esprit de la convention et qui, si elles étaient admises, contribuaient à la destruction des droits et libertés garantis par la Convention. » M. Dieudonné M’Bala M’Bala avait été condamné par les juridictions françaises pour avoir fait remettre par un acteur revêtu d’un pyjama à carreaux sur lequel était cousue une étoile de David, à l’occasion d’un spectacle, le « prix de l’infréquentable et de l’insolence » à Robert Faurisson, notoirement connu pour ses thèses négationnistes.

Pour prendre la mesure des questions qui interrogent, il convient d’examiner dans un premier temps l’arrêt rendu le 20 octobre 2015 rejetant la requête formée par M. Dieudonné M’Bala M’Bala contre la France, puis celui rendu le 15 octobre 2015 faisant droit à celle formée par le journaliste turc Dogü Perinçek contre la Suisse.

Dans l’affaire Dieudonné M’Bala M’Bala c/ France (CEDH, 5ème Section, n°25239/13), l’arrêt de la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de déterminer si les faits reprochés remplissent les conditions constitutives des infractions retenues contre le prévenu.

Dès cet instant, la Cour bat en retraite sur le débat de fond, ce qu’elle ne fera pas dans l’affaire Perinçek c/ Suisse : « La Cour a seulement pour tâche de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions rendues par les juridictions nationales compétentes en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents ».

Elle se cantonne alors à déterminer si les dispositions de l’article 10 de la Convention reconnaissent dans les injures à caractère raciste l’exercice de la liberté d’expression. La réponse est catégorique et elle se trouve dans la Convention elle-même : selon les termes de l’article 17 de la Convention sur l’interdiction de l’abus de droit, « aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».

Dès lors, la question posée par cette affaire Dieudonné-Faurisson est celle de savoir si la requête formée par celui-ci a pour objet ou effet « la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ». Pour la jurisprudence de la Cour, l’article 17 empêche un propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention de bénéficier de la protection assurée par l’article 10.

Aussi, la Cour a déclaré l’absence de doute quant à la teneur fortement antisémite du passage litigieux du spectacle du requérant et le jugement moral favorable de celui-ci à l’endroit des thèses négationnistes du récipiendaire de son prix de « l’infréquentable et de l’insolence ».

Par ailleurs, la présence sur scène de l’acteur habillé d’un pyjama de déporté juif des camps de la mort et la valorisation du négationnisme qui ressort de la place faite à Robert Faurisson lors de ce passage litigieux heurtent nécessairement aux valeurs de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, de telle sorte que l’application des dispositions de l’article 17 de la Convention ne permettent au requérant de se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la même Convention.

Dans l’affaire Perinçek c/ Suisse (CEDH, Grande Chambre, n° 27510/08), la Cour a fait droit au recours formé par Dogü Perinçek, déclarant : « Au vu de l’ensemble des éléments analysés ci-dessus – à savoir que les propos du requérant se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que le propos ne pouvait être regardé comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse (…) et que la gérance a pris la forme grave une condamnation pénale –, la Cour conclut qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce. »

La Cour avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur cette affaire par une décision du 17 décembre 2013 rendue par sa deuxième Section. Suivant le raisonnement confirmé en l’espèce, la Suisse avaient demandé qu’elle soit réexaminée par la Grande chambre. C’est dire l’importance accordée à cette affaire par les autorités helvétiques.

Consciente que la question soulevée par ce recours renverrait au négationnisme du génocide des Juifs, la Cour a choisi de justifier son raisonnement en comparant longuement les deux génocides plutôt que de se consacrer à la seule étude des propos pour lesquels Dogü Perinçek avait été condamné. C’est ainsi qu’elle s’est appuyée sur des éléments contextuels, faisant valoir la conformité des propos du requérant aux dispositions de l’article 10 de la Convention.

Ainsi, la Cour a admis que le propos tenu par Dogü Perinçek relevait d’une question d’intérêt public non assimilable à un appel à la haine. La déclaration faite sur celui-ci, accusant le génocide des Arméniens comme étant un « mensonge international » relevait d’un débat « d’ordre historique, juridique et politique ». Considérant ainsi que le propos du journaliste turc n’avait pas pour intention d’inciter à la haine ou à une quelconque forme d’intolérance, la Cour a jugé que le propos incriminé « se rapportait à une question d’ordre public. »

Pour appuyer cette interprétation, la Cour croit savoir que la négation du génocide arménien ne frappe pas le peuple arménien dans son ensemble mais seulement les contemporains du génocide, ceux qui l’ont vécu et subit. Il n’y a dès lors pas lieu de penser que cette négation puisse véhiculer une idéologie raciste à l’encontre des Arméniens.

Par ailleurs, la Cour fait valoir le « contexte de l’ingérence » selon lequel il convient de mesurer le lien entre le génocide dont il est fait référence et le pays dans lequel est tranché ce débat : la Suisse n’ayant aucune responsabilité directe ou morale dans la commission du génocide arménien, le débat est hors-champs suisse. A l’inverse, la responsabilité des Etats européens dans le génocide des Juifs justifierait la répression de toute négation à l’encontre de celui-ci.

Aussi, la Cour a relevé qu’il « ne restait certainement que très peu de personnes ayant vécu ces évènements », parlant du génocide des Arméniens. Du nombre de survivants actuels serait alors la sanction à prononcer ? L’on conviendra ici que la Cour a choisi d’abandonner le principe sensé être inhérent et intangible de l’universalité dont doivent bénéficier, dans leur mise en œuvre, les principes des droits de l’Homme.

L’arrêt Perinçek c/ Suisse interroge ainsi sur les conditions réelles qui permettent de distinguer le délit de négationnisme de l’exercice normal de la liberté d’expression.

A la lumière des raisonnements empruntés par la Cour à l’occasion de ces deux affaires, nous constatons que l’irrecevabilité du recours formé par Dieudonné M’Bala M’Bala résulte d’une application rigoureuse des principes fondateurs de l’Europe unie. L’esprit humaniste européen matérialisé par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme y est rappelé et l’interdiction de l’abus de droit consacré par l’article 17 de la Convention est immédiatement soulevée contre les moyens du requérant.

En revanche, en mettant en exergue des éléments extérieurs aux seules notions de génocide et de négationnisme pour déterminer si le propos porté contre le génocide des Arméniens relève ou non de la liberté d’expression, la Cour a nécessairement choisi un raisonnement par induction : elle a décidé en amont que le propos de Dogü Perinçek relevait de l’exercice normal de la liberté d’expression avant de rechercher des éléments contextuels pour justifier sa position.

Une décision inverse aurait marqué une nouvelle étape dans la reconnaissance du génocide des Arméniens, en ce que la qualification de génocide aurait été admise par une autorité judiciaire, sans que les événements de 1915 n’aient été jugés. Mais la Cour a préféré produire un arrêt long de 120 pages pour une innovation sans courage, illustrée par la légèreté des éléments contextuels qui l’ont motivée.

Cette décision continue d’interroger, mais elle assure d’ores et déjà que la Cour ne souhaite pas être l’arbitre d’une discorde dont les questions historiques et juridiques n’intéressent pas directement l’Europe.

En tout état de cause, par cet arrêt Perinçek, la Cour de Strasbourg aura, bien malgré elle, fourni aux mouvances conspirationistes et antisémites des éléments contextuels qu’elles sauront reprendre pour tenter d’élaborer un discours conforme aux dispositions de l’article 10 de la Convention.

Sahand Saber, avocat

  -